• La fille qui regardait le monde tourner.

    Voici une nouvelle de 9 pages (en fin un truc sérieux \o/ )(à l'origine, c'était un début de roman, et puis j'en ai commencé un autre sur le même sujet, qui me plaisait plus. donc je l'ai raccourci pour en faire une nouvelle...)  j'ai particulièrement fait attention à "bien" écrire, et à ne pas juste balancer des phrases pour décrire une idée. Bonne lecture!

     

     

     

    La fille qui regardait le monde tourner

     

     

    « - Alors, qu’est-ce-que ça te fait d’avoir dix-sept ans ? »

    Ce que ça me fait ? Rien. Comme un vide, béant dans ma poitrine. C’est comme si je m’effaçait. Lentement.

    Mon regard survole la salle bondée d’adolescents qui bougent au rythme de la musique. Tout cela me donne le vertige, et je décide d’aller m’asseoir un moment.

    Près du buffet, la fumée des cigarettes me prend la gorge.

    Qu’est-ce-que c’est, au fond, avoir dix-sept ans ? Ce n’est qu’une année de plus que la précédente. Trois-cent-cinquante-six misérables jours passés depuis ce jour fatidique de l’année dernière où j’avais eu seize ans. Huit-mille-cinq-cent-quarante-quatre heures passées. Qu’est-ce-que tout cela veut dire, au juste ? Qu’est-ce-que cela signifie ? Y-a-t-il un symbole, caché derrière ces significations absurdes ?

    La trop familière chape de tristesse brumeuse m’enveloppe de son cocon froid, et je frissonne malgré-moi. A quoi ça rime, tout ça ?

    Je vois mon amie Chloé s’approcher de moi de son déhanché nonchalant, je vois les garçons se retourner sur son passage. Je la vois les ignorer, tous.

    « - Tu ne danses pas ? »

    Je voudrais lui répondre d’aller se faire voir, avec ses manières de miss monde, mais la tristesse est là, et je n’ai même pas la force de lui répondre. Elle peut bien voir par elle-même. Depuis le début de la soirée, pourtant prévue en mon honneur, je n’ai pas fait mine de me mouvoir comme les autres, trop abattue pour faire quoique ce soit. Il faut dire que l’anniversaire de mes dix-sept ans n’est pas aussi joyeux et débonnaire qu’on aurait pu le croire.

    « - Allez, viens, reprend Chloé en me tirant par le bras vers la piste, où se déchainent les autres sur un air trop entrainant à mon gout. Il y a des tas de beaux mecs à draguer.

    Je voudrais lui faire savoir que, avec elle dans les parages, je devenais aussitôt invisible aux yeux de la gente masculine, mais je me contente de secouer la tête en baissant les yeux.

    Chloé cesse de m’agripper et relâche son étreinte. Elle a l’air si différente, dans sa petite robe noire, qui est à peine assez longue pour couvrir ses fesses. Je remarque que ses yeux sont différents, plus sombres que d’ordinaire, les pupilles immenses. Ce n’est pas la même Chloé.

    - Qu’est-ce-que tu as pris ? Je demande aussitôt.

    - Mais rien, lâche Chloé d’un ton pâteux, avec de reprendre: allez, quoi, je suis sure qu’il y en a qui vont te plaire!

    Je secoue la tête.

    - Ah, ricane-t-elle finalement. Encore à cause de ton mourant romantique. Quand est-ce qu’il va enfin se décider à crever, pour nous foutre la paix ?

    - Chloé!

    - C’est bon. J’ai compris. »

    Elle me jauge de son regard le plus méprisant et tourne les talons. Le mur contre lequel je suis appuyée me parait plus dur et réconfortant que jamais, je me laisse glisser en position accroupie, et fourre mon visage dans mes bras. Là, je me sens en sécurité, dans le noir chaud de mon corps. Comme englobée. Je tente de m’enserrer le plus fort possible, pour ne laisser plus aucune surface visible de ma faiblesse. En sécurité.

    Le vacarme de la sono me scie les tympans, et je pèse le pour et le contre, plaquer mes mains sur mes oreilles pour me protéger de cette agression ou bien rester la tête au noir. A l’abri.

    Comme je suis tout bonnement incapable de sortir de ma cachette, j’attends que mes oreilles s’habituent au volume du son. Peu à peu, je me laisse bercer.

    Est-ce un signe ? Règle numéro une: mettre le volume à fond et oublier. Tout oublier.

    Un visage s’impose à moi avec le naturel de l’habitude. Il a les cheveux noirs et bouclés, le genre de chevelure qui vous donne envie d’y fourrer la main. Des yeux bleus en forme d’amande, si perçants et doux à la fois qu’ils suffisent à vous désarmer en un instant. Et, c’est son visage. Si pouvoir le contempler me console un peu, cela suffit à faire ressurgir le lot de sentiments dérangeants qui est le mien à présent.

    Je songe à tous ceux qui dansent à quelques pas de moi, si proches et si loin à la fois. Je pourrais les rejoindre. Danser avec eux. Ne plus être vraiment la même personne, la même Alice. Etre quelqu’un d’autre, n’importe qui, juste le temps de danser une seconde, sentir mon corps onduler sous les regards approbateurs et gourmands des garçons, sentir la chaleur envahir mes muscles, ma peau prendre une couleur étrange sous l’éclairage de la discothèque. Mes yeux se posent sur Chloé, qui roule des hanches auprès d’un jeune homme bien trop vieux pour elle. Elle ferme les yeux et continue de bouger, et je remarque qu’il suffirait de remonter un tout petit peu plus sa robe pour voir sa culotte. Etre quelqu’un comme Chloé. Comme cela devait être fantastique! Ne pas se soucier des autres, ne devoir de comptes à personne, juste se débrouiller pour voir arriver le lendemain, rendre les parents satisfaits de leur fille, passer son bac sans mention, de justesse. Flirter avec des tas de garçons inconnus, trop vieux, laids et inintéressant, juste pour se sentir attirante et irrésistible.

    Chloé est capable de faire tout cela. Mais pas moi. Pourquoi ?

    Mon amie se rend compte que je l’observe, me fait signe de la rejoindre, mais je replonge mon front contre mon bras. Se contenter d’exister. Ce n’est pas très difficile. Expirer, inspirer. Inspirer.

    Chloé va encore dire que je ne suis qu’une vieille fille coincée et impotente, mais tant pis. Elle désespère à chaque fin de ses relations sentimentales, soit disant parce qu’elle n’a pas trouvé l’homme idéal, mais moi je sais. Chloé ne pense qu’au sexe et aux bons moments. Elle croit un jour sur deux au bonheur sans tache, au monde en rose et bleu, et le jour suivant, elle déclare que la vie est une merde. Chloé est une jeune-fille qui ne pense pas une seconde que le bonheur puisse être accompagné de son lot de problèmes. L’amour et la jalousie, l’amour et la colère, l’amour et la guerre. C’est pourtant simple. Presque tous les grands romans l’expliquent. Roméo et Juliette. Autant en Emporte le Vent. Les Hauts de Hurlevent. Sans compter les milliers de couples qui se sont croisés, ont pris le temps de parler, se sont aimé, se sont disputé, se sont réconcilié, se sont fâché, ont divorcé.

    Un gémissement monte de ma gorge et j’imagine la fille en mini-jupe qui sirote sa vodka à côté de moi sursauter et se reculer, comme si j’étais contagieuse.

    Dites, la tristesse, la terreur, c’est contagieux ? Y-a-t-il un mode d’emploi pour apprendre à se défendre convenablement ?

    Trop de questions se bousculent, me font mal à la tête. Je me demande ce que ça doit faire, d’être lui. D’avoir mal constamment. D’avoir peur et d’avoir mal, d’aimer en même temps. De savoir la mort proche, la guetter, de croire aux signes malgré lui, d’en voir partout. De parler aux oiseaux qui se perchent de l’autre côté de la fenêtre de sa chambre. De passer des heures à contempler les nuages. De penser à tout, à tout, sauf à ça. A ça.

    Qu’est-ce-que ça fait, d’avoir dix-sept ans ?

    Rien. Ca fait mal, c’est tout.

     

    *                                                                                         *                                                                                       *

     

     

     

    Le vent agite les branches du saule. On dirait un ballet de danse. Un parfum sucré flotte dans l’air, j’inspire une grande goulée.

    Comme le ciel est bleu! Comme il semble si irréel, en cette fin d’ère glaciale! J’ai toujours apprécié le printemps. On dirait que la nature se fait belle exprès pour nous, on la découvre toute neuve après son hibernation. Un renouveau.

    Mes converses crissent sur les graviers. Le bruit est désagréable. Des pas secs sur le dallage du perron, le toc-toc de mes doigts frappant à la porte. Les mêmes sons, tous les jours, au même moment de la journée.

    Une femme d’une quarantaine d’années vient m’ouvrir, l’air fatiguée. Elle a une fine chevelure jaune pâle, des yeux bleus si clairs qu’on les dirait liquides. Comme le ciel du printemps. Sa bouche trop petite sourit quand elle m’aperçoit.

    Je l’appelle par son prénom, Rosa, un nom trop coloré pour une figure si blanche. Elle fait non de la tête, légèrement abattue, et je comprends que rien n’a changé depuis ma dernière visite, que tout est resté suspendu dès que j’ai posé le pied hors de la maison.

    Comme un fantôme, je parcoure le couloir à moitié plongé dans l’obscurité, une noirceur étouffante, oppressante, et j’entends les pas feutrés de Rosa qui s’éloignent.

    La maison est trop silencieuse. On dirait qu’elle est morte.

    Je m’arrête juste devant la porte de sa chambre, et écoute l’absence de bruit. Ma respiration parait immensément bruyante, cela me fait un peu peur. Je lève le poignet, hésite une seconde, puis entre sans frapper.

    Sa chambre est, au contraire du couloir, illuminée par la lueur du soleil clair qui se déverse à flot par la fenêtre aux battants ouverts. Les murs sont nus, blancs, mais une toile représentant un ciel, avec plusieurs nuages blancs et cotonneux est tendue au plafond. On peut presque imaginer les nuages qui bougent en cercle, sentir la caresse de l’air en mouvement sur notre peau.

    Une pile de livres est posée en bazar sur le bureau, des vêtements trainent un peu partout, sur la chaise, dessous le lit, par terre et dans les coins. Je ramasse nonchalamment une paire de chaussettes qui traine à mes pieds, les ramasses en boule et la dépose au passage sur le lit défait. Mes mains replacent les oreillers, les draps, et j’aime la sensation de douceur sous mes doigts. Puis, je lève la tête et le regarde.

    Il est assoupi sur le rocking-chair posté devant la fenêtre. Sa tête penche sur le côté et sa bouche est entre-ouverte. J’ai un petit sourire en remarquant le paquet cadeau qui est à côté de lui, par terre. Je me demande s’il l’a tenu dans sa main jusqu’à ce qu’il s’endorme, avant que le présent ne glisse sur le parquet au moment où la pression dans sa main s’était relâchée. Je me demande s’il m’attendait.

    Je m’approche lentement, comme si j’avais peur de faire une fausse manœuvre, mais c’est idiot de penser ça, tout a toujours été si naturel entre nous. Toujours simple. Mon regard se promène sur son visage, enrobe ses paupières couleur lavande, caresse ses os saillants et son nez droit. Sa bouche fine et ses cheveux bouclés et bruns.

    Je pose ma main droite sur son torse, à l’emplacement du cœur. Je le sens battre doucement sous ma paume, cela me fait un bien fou. Je ressens le besoin de le toucher encore plus, je voudrais que mes lèvres effleurent sa joue. Mais je ne peux pas. Il me l’a interdit.

    Ses paupières papillonnent un instant avant qu’il n’ouvre les yeux. Il croise mon regard, sourit, et ferme à nouveau les yeux après avoir saisi ma main et murmuré « tu es là ». Oui, je suis là, ais-je envie de lui répondre, comme tous les après-midi, de quatorze-heure trente à sept-heures moins le quart. J’ai appris à rester plus tard le soir depuis qu’il a arrêté de se battre contre sa maladie et que ses cheveux on repoussé. Je frémis et me dépêche de penser à autre chose.

    Oui, je suis là. Comme d’habitude.

    J’ai une crampe dans les genoux, je m’assois en tailleur par terre. Il entend le frottement de mon pantalon sur les lattes, il me dit que je vais être couverte de poussière, qu’il a interdit à sa mère d’entrer dans sa chambre pour passer l’aspirateur.

    « - Pourquoi ? »

    Je ne lui demande pas pourquoi. J’ai appris à ne pas poser de questions inutiles. Il est malade. Pourquoi a-t-il refusé que sa mère entre dans sa chambre ? Parce-que. Il est malade. C’est suffisamment explicite pour servir de raison, non ? Il est malade. Il va mourir. Cela lui donne le droit à quelques caprices. Pour rattraper ceux des années qu’il ne pourra pas voir passer.

    Nous regardons par la fenêtre. Il y a un oiseau qui est posé sur une branche du saule. Nous l’observons avant qu’il ne s’envole. Il me dit qu’il aimerait bien être un oiseau, pour quitter cette vie ratée et voler, voler loin, jusqu’au bout du monde, pour en trouver une autre, mieux.

    Je voudrais pouvoir lui recommander une agence qui propose des abonnements pour se transformer en oiseau. Vous souhaitez changer de vie ? Pas de problème, monsieur, voici un contrat qui vous permettra de réaliser vos rêves les plus fous. Signez ici. Ah, madame, je vois que vous êtes atteinte d’un cancer du sein, aucun soucis, nous pouvons régler ce genre d’inconvénient grâce à notre formule tout-en-un, il vous suffit pour cela de signer au bas de la page…mais les agences de ce genre n’existent pas. Pas encore. Il faudrait que le descendant d’Albert Einstein soit découvert officiellement et en invente quelques unes.

    Il a toujours voulu être un oiseau. Toujours. Et il m’en parle à chaque fois que nous nous retrouvons tous les deux, sans personne pour se moquer de nos rêves. Parce-que les rêves, sont fait pour rester discrets, pas trop exubérant, discrets. Rester cachés.

    D’autres volatiles sont postés au garde à vous sur les fils électriques. Ce sont des pigeons. Les pigeons ne font pas partie de sa liste. Sur sa liste, il n’y a que les plus beaux. Les rouge-gorge. Les rossignols. Les mésanges, les toucans et les flamands-rose. Les hérons. Les aras. Les paons. Les pigeons gris ne font pas partie de la liste.

    «-  Tu sais quoi ? J’aimerais me réincarner en un oiseau. Je viendrais te rendre visite, parfois, je te regarderais vieillir. Devenir toute fripée. »

    J’ai envie de pleurer. Pour empêcher les larmes de couler, je lui demande quel oiseau il voudrait être. Il me dit qu’il ne sait pas, il me demande, à moi, à quel oiseau il ressemble le plus. Je plonge dans ses yeux bleus pâles, les mêmes que ceux de Rosa. Aucun animal au monde n’aura jamais des yeux comme ceux-là.

    «-  Je ne sais pas.

    - Un corbeau ?

    -  Oh, non! Avec un plumage clair, plutôt.

    -  Un corbeau albinos ?

    -  Pourquoi forcément un corbeau ? »

    Il hausse les épaules. Il ne sait pas. Sa voix est bizarre. Comme s’il n’avait pas parlé depuis plusieurs jours. C’est peut-être vrai. Nous ne parlons pas beaucoup. Très rarement.

    «  A quoi je te fais penser ? »

    Je réfléchi quelques secondes, et il respecte mon silence. Il supporte toujours les absences de discussion, je crois qu’il aime le silence, plus que la parole. Oui, c’est même sûr. Le seul son qu’il aime vraiment, ce sont les chants des oiseaux qu’il écoute à sa fenêtre. Il a beau dire que ma voix est tout aussi mélodieuse, et qu’il aime l’entendre, je sais que c’est faux. Il aime les oiseaux. Plus qu’il ne m’aime moi.

    Je sais que la réponse qu’il aimerait entendre est « à un oiseau ». Mais ce serait un mensonge. Il est loin d’être aussi fragile qu’un oiseau, même s’il s’est encore affaibli, même s’il est bien trop maigre, même s’il parait tel qu’il est.

    «- A un prince. »

    Et c’est vrai. Il ressemble au Petit Prince, hormis les cheveux bruns. Mais il a le même air enfantin, celui qui lui donne deux ans de moins que son âge.

    Il fronce les sourcils, se demandant surement si cette réponse lui convient ou non. Il finit par soupirer, sans aucune raison apparente, et me demande de but en blanc comment s’est passée ma fête d’anniversaire d’hier soir.

    « -  C’était horrible.

    -  Pourquoi ?

    Lui a le droit de demander pourquoi. Il a tous les droits.

    -  Chloé était horrible, je corrige.

    -  Tu as dansé ?

    -  Non.

    - Tu t’es amusée ?

    -  Non. Et puis j’ajoute: j’avais trop peur.

    Il serre ma main distraitement. Un peu trop fort. Je sens les os de ses phalanges comme si elles n’étaient pas recouvertes de peau.

    -  Quand je serais mort, tu vivras mieux, tu verras.

    -  Ne dit pas ça.

    -  Tu verras. »

     

    J’essaye de le convaincre de sortir de sa chambre pour aller manger quelque chose. J’essaye de lui donner envie de nourriture: corn-flakes, Nutella et crêpes au miel. Mais il secoue la tête. Il dit qu’il n’a pas faim. Comme tous les jours. J’en suis au point de me demander comment son organisme fait pour survivre, alors qu’il n’avale que ses médicaments et quelques morceaux de pain, quand ce n’est pas pour le lancer aux oiseaux. Je hais les oiseaux. Ils lui mangent son déjeuner. Si seulement les oiseaux n’existaient pas, tout serait plus simple. Il se trompe: ce n’est pas lui le problème, ce sont les oiseaux. Mais ce sont aussi eux qui lui donnent le courage de tenir. Alors je fais semblant de les aimer. Je leur lance aussi des miettes. Pour ne pas lui faire de peine.

     

     

    « -  Tu veux boire quelque chose ?  Il fait chaud, aujourd’hui.

    -  Je n’ai pas soif.

    -  Tu n’as jamais soif.

    -  Et alors ?

     

     

    « - Un coca ?

    -  Non, merci.

    -  Tu veux de l’eau, avec des glaçons ? De la citronnade, du jus d’orange, ou du…

    -  …

     

     

    «-  Tu es si maigre.

    -  C’est normal.

    -  Evidemment. Tu ne manges rien.

    -  Je ne suis pas encore mort, Marie.

    -  Non, pas encore.

    -  Je ne vais pas mourir de faim.

    Je m’abstiens de répondre Mais mes reproches planent dans la pièce, s’envolent par la fenêtre. C’est peut-être pour ça qu’il ne m’ écoute jamais. Car cette fenêtre est toujours ouverte…

     

     

    Comme chaque fois, au bout d’un moment, j’en ai assez de rester assise devant la fenêtre à regarder les oiseaux vivre leur vie. Je me lève, époussette mon jean et vais m’allonger sur le lit. D’habitude, je me met sur le dos, pour observer les nuages de la tenture, au plafond. Mais je suis fatiguée de ma nuit blanche passée à regarder mes amis danser.

    « Tu ne sais faire que ça, me dis-je alors. Regarder. Que ce soit une tenture, les oiseaux, ou les gens. » J’étais donc Marie. La fille qui regardait le monde tourner.

    Mes mains pressent l’oreiller entre-elles. J’ai mal à la tête, subitement. Je fourre ma tête parmi les coussins, et attend qu’il se passe quelque chose. Mais il ne se passe rien, toujours ce silence, le même, le seul, l’unique. Le silence respectueux.

    Je ravale mon amertume et évite de trop penser. Juste rester en vie. Inspirer, expirer. Inspirer. Pas très compliqué. Même les plus idiots y arrivaient, alors pourquoi pas moi ?

     

     

    Je me réveille en sursaut. Sam est mort, je l’ai vu, encore plus blafard que d’ordinaire, dans un costume gris, dans son cercueil. J’ai vu le trou. J’ai vu la fin.

    De la sueur goute sur mon front, je ne pense pas à l’essuyer et le cherche des yeux. Il n’est plus sur le rocking-chair! Où est-t-il ? Déjà dans le trou ? M’étais-je endormie si longtemps, était-t-il déjà parti, sans me dire au-revoir ? M’avait-t-on laissée dormir dans le lit d’un

    mort ? Je panique, me relève sur mes coudes, fouille la chambre du regard.

    Non! Il est là. Assis au bureau. Il est là. Tout va bien.

    «- Ne t’inquiète pas, Marie. Rendors-toi. »

     

     

    *                                                                  *                                                                        *

     

     

     

    « - Tu accepterais un cadeau ? »

    Sam est toujours assis devant son bureau, m’offrant son dos droit et trop mince. Je me dis que, sous son tee-shirt, ses os saillent à fleur de peau, qu’il suffirait qu’il s’égratigne quelque part pour qu’on aperçoive son squelette.

    Je croise mes jambes en tailleurs, hésitant entre être mal à l’aise ou contente. Un cadeau de lui. Ce ne serait pas la première fois, bien sur, mais quand même…un cadeau de lui!

    « - Ca dépend quoi. »

    Je le sens sourire en me tournant le dos, j’imagine les plis de sa bouche, ses yeux s’illuminer. Il est beau, lorsqu’il sourit.

    Sam se lève et ramasse le petit paquet, toujours posé au sol près de la fenêtre. On dirait qu’il m’attend, m’incite à le prendre, à l’ouvrir, quand Sam me le tend.

    « - C’est vraiment pas grand-chose. »

    Je prends le paquet, le pose sur mes genoux. Il est maladroitement emballé dans un papier cadeau, aux motifs de noël. Des bonhommes deneige, des père noël à gogo et des tas de guirlandes semblent me sourire. Il y a même deux ou trois rennes aux nez rouges.

    « - Désolé, c‘est des restes de noël dernier. Il restait plus que ça.

    - C’est cool. Comment t’as su que j’aimais Rudolph ?

    Sam lève les yeux au ciel, et lance:

    - Ouvre-le d’abord. Je suis même pas sur que ça te plaise. »

    J’en doute beaucoup. Sam me connait par cœur. Il est impensable que quelque chose venant de lui, exclusivement réservé pour moi, ne me plaise pas.

    Le papier craque et crisse quand j’en déchire un bout, méticuleusement. Sam n’y tient plus, il me prend mon paquet des mains, arrache le scotch et me le redonne à moitié déballé. Son impatience me fait rire, on dirait un gamin trop pressé de découvrir ce qu’a reçu sa sœur. Pour lui voler son cadeau ensuite.

    Mon cadeau est un joli bracelet en chaine d’argent, où sont suspendues au bout de trois minuscules maillons des bijoux fantaisie: une lune en plastique bleu nuit imitant le saphir, un petit soleil en faux or, une étoile transparente. Il y a même un cœur rouge délavé.

    Je ne dis rien, regarde ce minuscule bracelet, à peine assez grand pour que je l’aperçoive dans ma paume. Sam a un mouvement d’agitation, prend le bracelet, se saisit de mon poignet sans un mot et y accroche le bijoux.

    « - C’est le genre de trucs que mettent les filles de ton âge, dit-t-il en haussant les épaules. »

    Sous-entendu: si ça ne te plait pas, c’est que tu n’es pas normale, et ce n’est pas ma faute.

    Je tourne et retourne mon bracelet, admirant les reflets du soleil dans le plastique. On dirait presque de vraies pierres précieuses, dis-donc.

    « - Merci, c’est gentil.

    Paul hausse les épaules.

    - De rien. C’est un truc que j’ai trouvé l’autre jour sur un site internet qui…non, il vaut peut-être mieux que je te le dise pas.

    Je lui jette un coup d’œil en biais, il a l’air songeur.

    - Oui, surement.

    - Mais il te plait, au moins ? Sinon, tu peux échanger. J’ai encore le bon de commande.

    Je lève à mon tour les yeux au ciel.

    - Non, il est super. Merci, Samy.

    Sam grimace. Il déteste lorsqu’on l’appelle par son  surnom. Pourtant, moi je le trouve joli. Lui dit que ça lui fait trop penser au dessin animé Samy et Scoubidou. Il a un avis très pointu sur les dessins animés, et celui-là ne fait apparemment pas partie de ses favoris.

    Sam retourne devant la fenêtre, et sourit en voyant un tout petit oiseau, minuscule, passer devant la vitre. Ca y est. Il m’a encore oubliée.

    Je soupire de lassitude. C’est tout le temps la même chose. Il s’intéresse à moi deux minutes, et puis me laisse tomber ensuite. Depuis le temps, je devrais être immunisée contre ce genre de délaissement, je sais qu’il a tendance à n’en faire qu’à sa tête. Mais non. Un énième soupir m’échappe tandis que je me rallonge sur le lit, les bras croisés sous la nuque.

    - Arrête.

    Je me redresse trop vite, et ressent une vive douleur dans le bas du dos.

    - Pardon ?

    - Arrête de soupirer.

    Je reste trois secondes bouche bée, complètement hébétée.

    - Mais, pourquoi ?

    Je comprends que j’ai fait une erreur. Même si Sam est gravement malade, il n’en est pas moins imposant. Son regard, surtout, a tendance à vous figer sur place, et vous vous trouvez complètement désarmé face à lui. Sam déteste qu’on lui demande pourquoi. C’est une des choses qu’il aime le moins, comme quand on lui dit d’attendre. C’est vrai qu’au fond, il ne peut pas attendre. Il n’a pas des décennies devant lui, lui. J’ai donc tendance à lui passer ses caprices. Tout le temps.

    Sam braque sur moi ses yeux clairs et je me raidis sous le poids de ce regard.

    J’attends que l’orage arrive, d’ordinaire Sam s’écrie que je suis agaçante, que tout est de ma faute, tout, tout et tout. D’ordinaire, j’accuse le coup sans broncher, ployant néanmoins l’échine sous ces accusations. Qui sont fausses. Mais, il est malade…

    D’ordinaire, il crie quelques minutes, et j’attends que la crise s’arrête d’elle-même, mais étrangement, rien ne se passe. Un silence pesant s’étend sur la chambre, et au bout de quelques instants, j’ose relever la tête de deux centimètres seulement, pour le dévisager à travers mes mèches dorées et rebelles.

    Sam a toujours les yeux sur moi, mais il parait ne pas me voir, regarde dans le vague. Il n’est plus là. Il a parfois des absences momentanées qui font beaucoup peur mais pas mal. C’est juste sa façon à lui de s’isoler pour réfléchir. Soudain, il a un tressaillement et je sais qu’il est revenu avec moi. Ses pupilles semblent me dévisager, comme s’il me voyait pour la première fois. Peut-être ais-je réellement l’air terrifiée. Peut-être réfléchissait-t-il juste aux horreurs qu’il comptait déverser sur moi. Peut-être a-t-il des remords ? Mais ça, c’est vraiment peu probable.

    - Désolé, marmonne-t-il avant de se détourner de moi. Je n’existe plus pour lui, de nouveau, mais je n’y prête pas attention, trop interloquée pour réagir. Sam vient de s’excuser. Et je crois bien que c’est la première fois de sa vie.

    Je laisse passer une dizaine de secondes avant de me laisser tomber sur le matelas.

    Qui sait ? Peut-être que tout va s’arranger. Que tout redeviendra comme avant.

    Je fronce les sourcils: c’est idiot de penser ça. Sam a toujours exercé sur moi un mélange de respect, de dévouement et de crainte. Ses yeux m’ont toujours fait peur, du plus loin que je me souvienne. Si seulement il pouvait avoir des yeux normaux…tout serait plus simple. J’aurais peut-être le courage de lui faire oublier son impolitesse, son naturel sarcastique et ironique, son « je-m’en-foutisme » qui le rend si charismatique et facilement détestable. Sa foi dans les oiseaux. Peut-être, peut-être aurais-je eu depuis longtemps le courage de lui avouer que je l’aimais, pas seulement maintenant. Peut-être.

    Mais ça, me dis-je, on ne le saura jamais.

    Perdre du temps dans des suppositions ridicules et des « et si… »; « si j’avais su… » ne servant absolument à rien, j’allumais l’ordinateur de Sam, qui émit un ronronnement douteux. Je me connectais à internet, et lançais le programme Google. J’étais bien déterminée à passer le peu de temps qu’il me restait cet après-midi à glaner des infos qui me permettraient de lui sauver la vie.

    J’entendis un frottement de tissu sur du bois, et bientôt le commentaire quotidien de Sam, persifleur, me scia les oreilles:

    - Laisse tomber, Marie. Je suis foutu de toute façon.

    - Ta gueule. »

     

     

     

    *                                                                   *                                                                        *

     

     

     

    Autre après-midi d’été. Un rayon de soleil entre par la fenêtre et auréole ses cheveux. Il dit:

    « - Je ne manquerais à personne.

    - …

    - A ma mère, à toi, mais ce sera tout. Mon enterrement sera plutôt calme.

    - Sam, je…

    - Je le sais, c’est tout, ajoute-t-il en haussant une épaule décharnée. Je serais mort, alors je suppose que je m’en moquerait bien. Tu n’auras pas à leur faire les gros yeux pour moi. Je m’en ficherais pas mal. D’autant plus que tu es incapable de t’énerver ou de reprocher quoique-ce soit à quelqu’un. Je le vois bien, tu sais. Je sais que je suis horrible avec toi. Tu accomplis mes quatre volontés, et je ne pense qu’à moi. Je brandis ma leucémie comme un flambeau en ordonnant aux gens de m’écouter et de ne pas m’en vouloir, de ne rien me reprocher, parce-que je suis malade, faible, et que je vais mourir bientôt. Je me morfonds dans ma douleur pour les dominer et les asservir, je les manipule…ils sont tellement choqués ou tristes pour moi qu’ils ne prennent pas la peine d’essayer de me mettre un point dans la figure. Tu pourrais, tu sais. Je ne pense pas que je mourrais sur le coup. Ca fera un peu mal, c’est obligé, mais je ne t’en voudrais pas. »

    Je le regarde regarder par la fenêtre. Mon cœur se serre, mais je ne dis rien. Que répondre à ça ?

     

     

    *                                                                    *                                                                         *

     

     

    Rosa m’avait téléphoné. Au son de sa voix, j’avais compris que c’était arrivé. En attrapant mon manteau et esquivant les interrogations de mes parents, j’étais sortie sans un mot, la gorge nouée.

    Rosa m’ouvrit la porte de sa maison, et elle tenta tant bien que mal de me sourire entre ses larmes.

    « - Il est dans… commençais-je avant de me taire. Rosa hocha la tête en reniflant. Où pourrait-t-il être autre part que devant sa fenêtre ?…

    Tâchant de retenir les tremblements de ma main, je pousse la porte de sa chambre.

    Le soleil inonde la pièce, rendant un peu flou les contours des meubles.

    Comme la dernière fois que je suis passée, des livres et des vêtements trainent par terre, ainsi qu’une pile de CD explosée au beau milieu de la chambre.

    Des pâquerettes sont parsemées ça et là sur le lit, ainsi qu’une feuille de papier et une photo. Je reconnais son écriture. Je les saisis toutes les deux puis ose le regarder, la gorge nouée.

    Il est assis sur le rebord de la fenêtre, le visage tourné vers l’extérieur, et ses yeux sans vie semblent fixer un point invisible dans le ciel. Il sourie.

    Le soleil s’amuse à embraser ses boucles brunes, leur donnant des reflets cuivrés, caressant le contour de son visage, son nez, les cils de ses paupières, sa bouche.

    Je m’assois dans le rocking-chair et déplie la lettre que mes mains tremblantes ont froissée.

    Tracées à l’encre, les lettres semblent danser sous mes yeux embués de larmes.

     

     

                                                            « Respire,          

                                                               Marche, 

                                                               Pars,

                                                              Va-t’en! »

     

     

    La photo est en noir et blanc et représente un homme de dos, marchant sur une plage. Des mouettes volent dans le ciel.

    Je sens le vent sur ma peau humide, et je m’aperçois que je pleure. 

    Alors, je remonte mes genoux sous mon menton et les enserre de mes bras, fourrant mon visage dans l’obscurité chaude et réconfortante qu’ils m’offraient. 

    Dehors, les oiseaux continuent de chanter.

    « Au détour d'une rue...Conseils à un jeune écrivain »

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 3 Avril 2011 à 15:11

    Triste ...mais beau !

    Ladoudou56

    2
    Grabouilleuse Profil de Grabouilleuse
    Dimanche 3 Avril 2011 à 15:50

    merci 

    3
    Vendredi 8 Avril 2011 à 08:36

    Vraiment beaucoup de qualités ! Attention cependant à la concordance de certains temps (par exemple présent et imparfait à la fin de la nouvelle). Bravo !!

     

    4
    Grabouilleuse Profil de Grabouilleuse
    Vendredi 8 Avril 2011 à 09:28

    oui c'est exact, je faisais pas mal de fautes de temps et d'accord...mais on m'a filé une astuce depuis, et je me débrouille bien mieux, du coup je "m'entraine" sur un roman, pas encore très avancé, mais sur qui je porte beaucoup d'espoir!

    merci encore =D

    5
    Vendredi 8 Avril 2011 à 15:00

    Je te souhaite bon courage alors et surtout que tes reves s'exaucent. ;) (désolée, mon clavier bloque les accents depuis peu).

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