• Chapitre Un

    Première partie: Aout  

     

    Chapitre Un  

     

    Paul était déjà loin devant moi, et je compris que j’allais perdre. Il allait bien trop vite, c’en était presque offensant. Impuissante, j’appuyai plus fort sur les pédales, mais sans guère de succès. L’air me fouettait violemment le visage, et je plissai les yeux pour continuer de regarder le mince sentier qui sinuait à travers les arbres. Un peu plus loin, il y avait un virage très raide, puis une descente, et je m’aperçu que l’eau s’était accumulée entre les deux butes.  

    «  Oh non, grinçai-je entre mes dents. Non, non, non! »


    Rien à faire, j’abordai le virage à une allure folle et, ne parvenant plus à ralentir mon vélo, je traversai la flaque d’eau en en recevant une bonne giclée sur la figure. Toussotant, crachotant, je m’efforçai de garder les yeux ouverts pour éviter de m’encastrer sur un des gros sapins qui bordaient de part et d’autre le sentier. Lorsque j’arrivai au bout du sentier, ce fut plutôt blasée que je remarquai le sourire victorieux de mon frère.  

    « Tu es bien trop lente!

    - On se demande pourquoi tu aimes tant m’avoir comme adversaire, répliquai-je avec ironie.

    - Ca s’apprend, petite sœur. Ne désespérons pas!

    Je lui balançai un coup de poing dans les côtes qu’il évita sans grande difficulté. Il contrattaqua en m’ébouriffant joyeusement les cheveux. Je grognai avant de le regarder, mortifiée, lorsqu’il fit d’un air plutôt innocent:  

    - On s’en refait une ?

    - Je suis trempée!

    - Moi aussi. J’ai beaucoup transpiré.

    - Crétin, grinçai-je à nouveau.

    Toujours avec son fameux sourire angélique, il me tint mon vélo tandis que je me juchais tant bien que mal sur la selle.  

    - Je t’avais bien dit que le vélo de maman serait trop grand pour moi, fis-je pour montrer que je boudais toujours.

    Quand j’essayai de décoller mon jean trempé de ma peau, il retomba avec un « Spoc! » plutôt peu ragoutant.  

    - Je hais les balades à vélo.

    - Arrête un peu de grogner, Garance.

    - Et je crois que je hais encore plus ta désinvolture!

    - Je me sens de bonne humeur, moi.

    - Evidemment! Tu n’es pas couvert de boue, toi. » Il leva les yeux au ciel avec exubérance, ça lui allait si bien. Malgré tout, je m’efforçai de le suivre à travers le bois, prenant garde cette fois ci aux creux et autres cavités, qui risquaient de me faire tomber. Ayant perçu mes difficultés, Paul ralentit le rythme et m’attendit alors que je peinais à franchir un petit gué.  

    Ce n’était pas la première fois que je rentrais d’une balade à vélo dans un état déplorable, et comme d’habitude j’étais mortifiée. Supporter le regard des autres et leurs sourires faussement compatissants me faisait rentrer la tête dans les épaules. Paul disait que j’avais des points communs avec l’autruche, et qu’il y en avait probablement une ou deux dans notre arbre généalogique. Heureusement pour moi, nous vivions dans un quartier résidentiel en plein développement, il y avait donc plus de maisons neuves et vides que de commères qui seraient ravies de ricaner dans mon dos. Ma famille vivait dans une petite maison pavillonnaire sans prétention, avec deux fenêtres de chaque côté et une porte au milieu. Mon père, qui s’était récemment prit d’intérêt pour la botanique, avait décoré chaque rebord de fenêtre de jardinières. Celles-ci refusaient cependant de fleurir. Plus mon père s’occupaient de ses fleurs, plus celles-ci semblaient se mettre en tête que le suicide collectif était la meilleure solution pour toute leur colonie. Paul et moi étions tellement habitués à passer devant ces plantes dépérissantes que je m’étais déjà surprise à m’étonner devant une fleur normale. J’entends par normale qu’elle ne perdait pas ses pétales juste après avoir éclos, ni ne se calcinait après avoir été arrosée. Les fleurs de mon père étaient, il faut bien l’avouer, un peu capricieuses. Ma mère les disait schizophrènes.

    J’aidai Paul à ranger les vélos dans le garage encombré de vieilleries, envoyant valdinguer mes baskets gorgées d’eau dans le couloir, et me ruai dans la salle de bain. Elle était occupée, je toquai à la porte:  

    «  Y en a pour longtemps ?

    - J’ai fini, me répondit la voix de mon père. Il y eut un bruit de chasse d’eau, puis de l’eau coulant dans le lavabo. Ma famille n’était pas du genre à faire des chichis, nous étions plutôt débonnaires et simples. Ainsi, lorsque l’un de nous quatre était au cabinet, tout le monde le savait et pouvait presque savoir avec exactitude dans combien de temps la salle de bain serait libre. Cela en choquait certains, en dégoutait d’autres, mais Paul et moi étions dans le bain depuis notre naissance, et nous devions parfois nous mettre en garde quand nous étions invités chez des amis: « N’oublie pas petite sœur, ne préviens pas toute la maison quand tu vas faire la grosse commission ». Ce n’était pas exactement le cas chez-nous. Après-tout, la salle de bain fermait de l’intérieur.

    Mon père sortit et se gratta le menton pour masquer son sourire:  

    - Paul t’a encore emmenée dans les bois ?

    - Ce sale traitre. J’entendis le rire de mon père s’éloigner et je me dépêchai de me faire couler un bain. Quand j’en sortis, je remarquai que l’eau était devenue d’un marron opaque des plus suspect. Savoir que j’avais eu tout ça sur le corps m’écœurait un peu. Tout en me frottant les cheveux avec une serviette, je me rendis dans ma chambre pour consulter mes mails. Au moment où j‘en ouvrais un, Paul déboula dans la pièce:  

    - Sœurette, il faudrait que je te dise un mot.

    - Tu frappes avant d’entrer! M’écriai-je en me retournant. Mon frère s’approcha comme si de rien n’était et posa ses coudes sur le dossier de ma chaise.

    - Tiens, tiens, tiens… aurais-tu quelque-chose à cacher ?

    - Dégage!

    - Ou bien est-ce personnel ? Il se tordit le cou pour essayer de lire ce qui était visible entre mes doigts. Je me levai et le repoussai:

    - Mais tire-toi, gros tas! Il ne bougea pas d’un pouce, ce qui en disait long sur la menace que je représentais pour lui. La bouche en fleur, il insinua d’un ton mielleux:

    - Serait-ce par hasard un message électronique d’un de tes soupirants ? 

    - Paul, t’abuses! Il haussa un sourcil, tout en arborant un sourire sardonique.

    - Oh, qu’est-ce-que t’es moche quand tu fais cette tête là! Va-t-en!

    - Serais-tu déjà acculée dans tes derniers retranchements ?

    - PAUL! » Levant les mains comme s’il capitulait, il sortit de ma chambre à reculons et referma soigneusement la porte. Si soigneusement qu’il n’était pas compliqué de comprendre qu’il se payait ma tête. Paul était comme ça: il pouvait se montrer adorable, et la seconde suivante insupportable. Son charme suffisait souvent à faire oublier ses déboires adolescents ou ses écarts de politesse, son arrogance. Dans le champ de patates qu’avait été son lycée, la plupart de ses professeurs ne lui disaient rien lorsqu’il se présentait en retard en cours, ou qu’il ne rendait pas un devoir à temps. Etrangement, ces enseignants étaient en grande majorité des femmes.                                                                                                        

    Alors que n’importe qui aurait été détesté par les autres élèves, Paul avait été adulé, et toujours entouré d’une troupe d’admirateurs. De plus, il était brillant. Fainéant, mais brillant. Il était le fils prodige. Je supposais de temps à autre que j’aurais du mal le vivre, car c’était vrai que Paul avait tendance à briller si fort qu’il en éblouissait les gens, qui ne me remarquaient jamais. Mais au contraire, j’étais fière de mon frère, j’acceptais cette différence, j’avais même parfois envie de m’excuser d’être si banale, par rapport à lui. Mais parfois, Paul se plongeait dans des réflexions solitaires et sombres, durant lesquelles il ne disait pas un mot. Il était déconseillé d’essayer de lui adresser la parole dans ces moments là. Il suffisait d’attendre qu’il redescende sur terre. Avec le temps, j’ai fini par devenir blasée vis à vis ses comportements étranges. La rançon de la gloire, probablement.  

    Je fus tirée de mes pensées par ma mère, qui me hélait depuis le rez-de-chaussée. D’ores et déjà résignée à remettre la lecture de mon mail à plus tard, je descendis en soupirant. Après m’être rendue dans la cuisine, ma mère me demanda si je pouvais aller chercher du lait au supermarché. Celui-ci n’était pas tout près, mais pas suffisamment loin pour que je ne puisse pas y aller à pieds. Faire l’aller et le retour en marchant, et ce avec un pack de lait dans les bras ne m’enthousiasmait pas franchement, surtout après avoir batifolé dans les bois à vélo pendant deux heures.  

    «  Une heure et demie, rectifia Paul du salon.

    - On t’a pas sonné. Il m’arrivait régulièrement de haïr l’architecte de notre maison. Les murs étaient bien trop minces, il était affreusement difficile -voire impossible- de dire quelque-chose sans que le reste de la famille ne soit au courant. Mais je finis par céder, n’ayant rien trouvé pour contrecarrer l’argument imbattable de ma mère: les adolescents, c’est costaud, rien ne leur fait peur.

    - Sauf de rester puceau toute leur vie.

    - Paul! »  

     

    ***  

     

    J’étais en train de comparer les prix lorsque notre voisine m’avait abordée. C’était une femme dodue qui se fardait trop les joues, usait du rouge à lèvre à l’outrance, et ne comprenait pas -ou ne voulait pas comprendre- que les tailleurs moulants n‘étaient vraiment pas taillés pour sa silhouette. Aujourd’hui,  madame D. ressemblait à un chou à la crème saveur framboise: tailleur beige et foulard fuchsia.  

    «  Quelle coïncidence, madame Dublain », avais-je fait d’un ton résigné. Madame Dublain -que tout le monde appelait Madame D en raison de la ressemblance des ventres proéminents de la lettre et de la dame en question- était gourmande de commérages et de ragots. Ne se satisfaisant plus en lisant uniquement la presse people, sa nouvelle occupation était d’espionner avec un semblant de discrétion ses voisins. Toutefois, son manque de tact la rendait ridicule.  Nous n’étions pas à proprement parler de grandes amies, à vrai dire elle me dégoutait un peu. Elle ne m’aurait pas adressé la parole si elle n’avait pas eu quelque-chose d’important à m’annoncer et, en effet, je ne m’étais pas trompée.  

    « Ma petite, vous devez être fière que votre frère parte à l’étranger, fit-t-elle d’un air gourmand. Ce n’est pas donné à tout le monde, mais il faut dire que ce garçon est passablement brillant…

    Le sens de ces mots n’avait pas pénétré ma compréhension sur le champ. Je m’étais mise en mode automatique, la Garance qui dit « oui » à tout en hochant sagement la tête d‘un air aimable, comme les chiens en plastique à l’arrière des voitures. Et puis les mots avaient revêtu leurs couleurs, et je me mis à réfléchir à cent à l’heure. Partir à l’étranger ? Mais pourquoi ? Et où ? Et pourquoi ne m’en avait-t-il pas parlé ? Brusquement, imaginer mon frère loin de moi fit enfler une boule dans ma gorge déjà nouée. Paul et moi avions toujours été ensemble. J’avais été présente lorsqu’il avait appris à faire du vélo sans petites roues, j’étais là quand il avait cessé de croire à la petite souris, et encore au moment de sa première bagarre. Je me rappelais-même que c’était pour une cause honorable et pas pour une raison obscure.    - Mon petit ?

    - Pardon ?

    - Je disais que votre frère était vraiment très, très intelligent. Et beau garçon, avec ça. C’est la moindre des choses qu’il tente sa chance en Angleterre.

    - En Angleterre ? Répétais-je bêtement. Madame D. se fendit d’un regard affamé:

    - Et bien, oui. Vous n’étiez pas au courant ?

    - Si, si. Excusez-moi, je dois y aller. » Serrant le pack de lait comme si ma vie en dépendant, je payai, puis remontai la rue menant jusqu’à la zone pavillonnaire. Bien sur, c’était idiot. Cette vieille sorcière aimait tellement les ragots qu’elle avait sans doute raconté n’importe quoi pour assouvir son appétit. Ce ne pouvait pas être autre chose! Paul n’avait rien à faire en Angleterre. Sa place était en France, dans une prestigieuse école de médecine, ou que savais-je encore. Il voulait devenir chercheur pour la Science. Rien ne l’empêchait de chercher ici. Il n’avait pas le droit de partir.

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