• L'Humiliation

    Voici un texte court, écrit à l'occasion d'une battle. Malgré une obligation de placer certains mots, je me suis débrouillée pour écrire sur un sujet qui me tenait déjà à coeur depuis un moment. Bonne lecture!

    Les mots que je devais placer: 

    -Le quai désert de la gare balayé par le vent 

    -Renault 5

    -Manoir 

    -Bibliothèque

    -Gratin dauphinois 

    -Saugrenu

    -Musique 

     

    L'Humiliation


    Profondément enfoncés dans mes oreilles, mes écouteurs déversent dans mon crane cette masse de notes et de sons qui m'empêchent de penser. Tout plutôt que de songer à nouveau à ça. A lui.

    Les yeux fermés, je serre les dents pour ne pas pleurer. Pourquoi les gens sont-ils si cruels? Le quai désert de la gare balayé par le vent m'offre un répit. Bientôt, les lieux seront envahis par ces gens qui m'ont tant haï, qui me rejettent encore aujourd'hui, qui me traitent de monstre. Mais les véritables monstres, ne sont-ce pas eux ?

    Cela fait onze mois. 

    Onze mois, passés dans cette ville qui ne m'aime pas. Onze mois à essayer de m'intégrer, à tenter de me faire des amis. En vain. Onze mois que je l'avais aperçu. 

    Le vent, fouettant mon visage, plaque mon tee-shirt contre ma peau. Le contact du tissu mouillé me fait frissonner. 

    Les humiliations étaient devenues une habitude. Rejeté par tous, dénigré, montré du doigt, je m'étais résigné à ce que ces adolescents de mon âge me considèrent comme un étranger, soient dégoûtés de ma présence. Jusqu'à aujourd'hui. 

     

    La musique, comme un drain, un soleil au bout du tunnel, me faisait voir des images, des passages de ma vie. De ma vie avant que je ne suive mon père ici, avant que mes parents divorcent et que je ne déménage dans cette ville si austère. Je me rappelais ma joie, en montant dans sa Renault 5, il y a de ça presque un an. Enthousiaste, heureux, empressé de commencer cette nouvelle vie, qui me tendait les bras. 

    Mais quelle vie, je pense tout bas. Une vie de chien, de bâtard, de souffre-douleur. 

    Ne pouvant plus ignorer mes larmes, je me laisse choir contre le mur, me réfugiant dans l'obscurité réconfortante de mes bras. 

    Quel idiot j'ai été. Quitter le foyer doux et accueillant de ma mère avait été une erreur. 

    Ici, plus rien ne me rappelait mon enfance, à cet âge où j'avais au contraire besoin de sécurité. Mon père parlait de principe de réalité, de couper le cordon maternel. Et j'avais été de leur avis. Contre toute attente, quelques jours ici avaient suffi à me faire regretter là-bas. Le parfum épicé et entêtant de ma mère me manquait terriblement, c'était l'un de ces détails dont on s'aperçoit seulement lorsqu'ils nous sont enlevés. L'odeur que prenait la maison toute entière lorsqu'elle cuisinait un gratin dauphinois ou une paella m'arrachait le coeur lorsque je vivais encore avec elle. Aujourd'hui, je regrettais amèrement leur absence.

    Peut-être avais-je été trop saugrenu pour eux. Peut-être que, au-delà de ma timidité, ils avaient vu trop de choses, et cela les avait effrayés. Il y avait surement une raison à tout ça. Mais j'étais trop triste pour chercher à comprendre. Triste. Probablement y avait-il un mot plus approprié, mais la tristesse avait une connotation suffisamment forte pour exprimer ce que je ressentais. L'abattement. Le désespoir. Si ces gens ne m'aimaient, les autres ne m'aimeraient pas non plus. Rejeté de tous, haï, repoussé, à quoi cela servait-il de vivre ? A quoi bon souffrir si c'est pour être seul ?

     

    Une forte odeur de bois poussiéreux persistait dans la bibliothèque lorsque j'étais entré. Me dirigeant naturellement vers mes rayonnages favoris, je m'imaginais déjà quelle histoire j'allais emprunter cette-fois ci, un roman de cape et d'épées, ou bien de damoiselles demeurant dans leur manoir, esseulées. 

    Un bruit de pas m'avait fait me retourner, et c'était là que je les avais vus. Ils étaient cinq. Parmi ceux qui me rejetaient d'office, ceux-ci en étaient parmi les plus assidus à me haïr. Ce n'était qu'après que je l'avais remarqué. Il était là, légèrement à l'écart, en retrait. Comme s'il ne supportait pas de m'approcher. Nos regards s'étaient croisés, et j'avais pu lire dans ses yeux tout le mépris et le dégoût qu'il avait envers moi. Ça m'avait fait mal.

     

    " Salut, Léo" avait fait l'un d'entre-eux, s'appuyant négligemment à une étagère. Il avait fait craquer ses poings. 

    " Il paraît que t'as ennuyé notre pote. "

    Ennuyé. Ainsi, je l'ennuyais. Mon coeur s'était serré un peu plus. Je n'avais fait que l'aimer, depuis le premier jour. Était-ce un crime, ici ?

    " T'sais, on a rien contre toi, mec. Mais ici, on aime pas trop les types comme toi. (il s'était approché, je sentais son haleine sur mon visage) Tu sais comment on les appelle, mec ? 

    Oui. Je le savais. Mais je n'avais pas envie de l'entendre.

    Avalant ma salive avec difficulté, j'avais reposé le livre que je tenais à la main, et j'étais sorti de la bibliothèque. Ils m'avaient suivi dehors. J'entendais leurs pas crisser dans la fine couche de neige qui recouvrait le trottoir. Ce n'était pas une rue très fréquentée.

     

    " J't'ai pas entendu répondre. "

    Laissez-moi, avais-je dit, sans le regarder. Pas lui. L'autre. 

    " On vous appelle des pédés. Et tu sais quoi ? T'es l'un d'entre-eux. T'es qu'un sale pédé, mec. Et ici, on aime pas trop ça."

    Les autres avaient étouffé des ricanements dans mon dos. Comme je ne disais toujours rien, une main m'avait saisi à l'épaule, puis retourné brusquement. 

    " T'as entendu c'que j't'ai dit ?"

    Je n'ai rien fait de mal, avais-je dit, tétanisé. Je ne pouvais plus bouger. Je n'ai rien fait de mal.

    " Ah ouais ? Mais les homos dans ton genre, tapette, y sont mal vus. Dès le début on a su que t'étais pas net. Et notre pote dit que tu lui as mis la main et tout."

    C'était faux. Je n'avais jamais eu un geste déplacé. Nous étions côte à côte en classe. Ma main avait frôlé la sienne. Mais ce n'était pas voulu.

    L'autre m'avait jeté au sol, et maintenu pendant qu'il le hélait. Il s'était approché, évitant toujours de me regarder. L'eau avait ruisselé sur mes cheveux avant de mouiller mon tee-shirt. 

    "Pédé."

    Le coup était parti sans prévenir, et une douleur fulgurante avait explosé dans mon visage. Un goût métallique avait coulé jusque dans ma bouche. Du sang.

    Ils étaient partis. Et la neige s'infiltrait sous mes habits. Il était parti.

     

    Recroquevillé sur le quai de la gare, je pleure. Je pleure ce garçon que j'aime et que je dégoûte. Pourquoi les gens sont-ils si cruels ? Pourquoi tant de haine ? J'aime un homme. Mais cela reste de l'amour. Suis-je vraiment un monstre ?

    Recroquevillé sur le quai de la gare, je pleure. Je veux mourir. 

    Recroquevillé sur le quai de la gare, j'appelle ma mère. 

    Je suis un enfant. Je meurs. 

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  • Commentaires

    1
    Lundi 24 Octobre 2011 à 21:38

    Beau récit.

    Les mots imposés sont très bien intégrés. Ce sujet me tient aussi assez à coeur, même si ce type de rejet m'apparaît totalement étranger, n'en ayant jamais aperçu la moindre manifestation (et j'en suis fort heureux...).

    2
    Grabouilleuse Profil de Grabouilleuse
    Lundi 24 Octobre 2011 à 21:43

    Merci encore!! J'avoue m'être décarcassée pour intégrer le mot 'gratin dauphinois'... j'ai longuement hésité avant d'opter pour cette facilité. Je n'avais pas très envie d'intégrer la mère à l'histoire, mais finalement je trouve que cela donne un côté fragile et 'enfant' à Léo. Donc c'était plutôt une bonne idée...

    Je n'ai jamais appercu la moindre manifestation de ce type de rejet, mais savoir qu'il existe m'a suffit pour écrire dessus ^^

    3
    Dimanche 13 Novembre 2011 à 11:12

    J'aime beaucoup tes écrits. (L)

    Tu rédiges bien, et on est vite sensibilisé. :)

    4
    Grabouilleuse Profil de Grabouilleuse
    Dimanche 13 Novembre 2011 à 19:18

    Ame-chan, ton commentaire ne saurait me faire plus plaisir! Merci ^^

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    5
    Dimanche 13 Novembre 2011 à 19:20
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